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Le doute comme critère ontologique de l’esprit chez Cioran "On croit sans croire et l'on vit sans vivre" (Cioran, "Le crépuscule des pensées ")
Cioran, illustre philosophes roumain d’origine française, a divorcé de la philosophie comme système, avec une logique argumentative traditionnelle, comme produit de la « ration pure ». Le refus du déterminisme univoque qui lui est propre a déclenché son mode de pensée disjonctif qui se déploie en dualismes et paradoxes. Sa pensée originelle est une rhétorique de la méditation qui se construit sur une relation particulière entre philosophie et poésie, s’explique par des perspectives inattendues qu’il sait découvrit et analyser dans les mutations, les tensions et les discordances de l’existence dramatique pleine de contradictions préférée à celle normale et banale. De tous les penseurs français de l'espace roumain et, en égale mesure, de l'espace français, Emil Cioran, philosophe français d'origine roumaine et penseur roumain d'expression française, en est un qui est extrêmement complexe et difficile. La première difficulté vient du fait que l'auteur est difficile à classer: philosophe, moraliste et écrivain, nihiliste et stoïcien, existentialiste et gnostique en même temps. A cette difficulté de classement se superpose son appartenance simultanée à deux cultures, la française et la roumaine, Cioran étant considéré comme le meilleur styliste français contemporain. Auteur bilingue, il a eu deux carrières distinctes, une en Roumanie entre les deux guerres et une en France après la guerre. Au-delà de ces constatations, les vrais problèmes deviennent évidents à la lecture des premières pages de tout ouvrage de l'auteur. La critique française l'a apprécié dès le début: "le plus grand prosateur français est un Roumain" (L'Express, 24-30 janvier 1986, p.109) et lui a décerné plusieurs prix importants : Rivarol, Saint-Beuve, Combat, Nimier, Grand Prix Morand - qui ont été tour à tour refusés (à l'exception du dernier). La célèbre génération d'Emil Cioran (la roumaine, ainsi que l’européenne) s’est séparée d'une manière résolue de la philosophie classique, produit de la "raison pure" et s'est affirmée comme un négateur rationnel systémique. Cioran considère que la philosophie traditionnelle, basée sur la logique classique ne peut pas expliquer les grands mystères. La connaissance logique étant vouée à l'échec, Emil Cioran est convaincu que seule l'expérience subjective vécue ouvre la voie à l'universalité. Ce subjectivisme a permis de classer Cioran dans la sphère de l'irrationnel contemporain. Selon lui, le rationnel est une réalité avec laquelle l'être humain grandit, s'adapte et meurt. L'œuvre de Cioran paraît, comme l'affirme Gabriel Liiceanu, sur le versant négatif de l'existence (p. 154) et sous le signe du non-conformisme et de l'absurde. On peut parler d'une homogénéité des thèmes, parmi lesquels les plus importants sont: Dieu, le monde, le moi, le temps, le pays, la langue, les origines, l'extase, l'amour, le mystique, la musique, la solitude, la mélancolie, la tristesse, la maladie, le suicide, l'absurdité de la vie etc. qui reviennent dans tous les livres d'une manière évolutive. Le sujet de toute son œuvre s'annonce dès son premier livre: lui seul aux prises avec lui-même, Dieu et la Création. On retrouve chez Cioran, comme on l'a plusieurs fois remarqué, les lignes de la philosophie de Kierkegaard et Schopenhauer, ainsi que la même forme d'expression concise -l'aphorisme. Ainsi, au niveau du discours, l'évasion de la philosophie systématique a été soutenue par le recours à l'aphorisme, la forme la plus concentrée de la pensée, dans laquelle Cioran a excellé en priorité. La pensée aphoristique est une évasion de la philosophie systématique. Les aphorismes de Cioran sont souvent autoréférentiels, on peut trouver ici le plus pertinent commentaire de son propre œuvre. La manière fragmentaire laisse à la pensée la liberté de s'exprimer d'une façon contradictoire et antithétique, par des formules paradoxales. Cioran a renoncé dès le début au discours philosophique de type académique avec une logique argumentative traditionnelle et a recours à un mode d'expression lyrique. L'originalité de Cioran constitue une relation tout à fait à part qu'il construit entre la philosophie et la poésie, entre la logique et la rhétorique de la méditation. Son œuvre est imprégné du principe du "philosopher poétiquement" qu'il prônait dans "Sur les cimes du désespoir". Quoique Cioran lui-même l’ait nié, une philosophie cioranienne existe, quelque part, constate Michael Finkenthal, entre celle de Shakespeare et de Dostoïevski (p. 39). Le discours adopté par Emil Cioran se construit sur une contradiction ou une exagération, son style ornemental fonctionne toujours dans l'esprit d'une rhétorique de l'excès, jeu des adjectifs superlatifs et des négations quelquefois absolues. Ainsi que tous les écrivains profonds et originaux, Cioran ne pouvait être que contradictoire dans l'évolution de son œuvre. L'illustre penseur était en procès permanent avec lui-même: Cioran contre Cioran: "Pas de jour, pas d'heure, pas même de minute sans tomber dans ce que Cadrakîrti, dialecticien bouddhiste, appelle le "gouffre de l'hérésie du moi" (3; 29). Patrice Bollon affirme qu'il "avait même fait du conflit permanent avec soi un principe de pensée et, plus généralement, d'existence" (p. 13). Le refus du déterminisme univoque a été toujours caractéristique de Cioran et a déclenché chez lui une façon de pensée disjonctive, qui se déploie en dualismes et paradoxes. La beauté de l'art d’Emil Cioran provient de sa pensée paradoxale. L'œuvre entier de Cioran est fondé sur sa capacité d'affronter les contradictions et l'emploi du paradoxe, chose visible déjà dans les titres de ses livres: "Le livre des leurres" (Bucarest, 1930), "Des larmes et des saints"(Bucarest, 1937), "Le crépuscule des pensées" (Sibiu, 1940), "Bréviaire des vaincus" (Sibiu, 1940-1941), "Précis de décomposition" (Paris, 1949), "Syllogismes de l'amertume" (Paris, 1952), "La tentation d'exister" (Paris, 1956), "Histoire et utopie" (Paris, 1960), "La chute dans le temps" (Paris, 1964), "Le mauvais Démiurge" (Paris,1969), "De l'inconvénient d'être né" (Paris, 1973), "Ecartèlement" (Paris, 1979), "Exercices d'admiration" (Paris, 1985), "Aveux et anathèmes" (Paris, 1987). Les titres ne sont qu'une vitrine parcimonieuse de ce que Cioran sait faire avec "la logique" du paradoxe. L'écriture de Cioran, mentionne Richard Reschika, est une attaque paradoxale à l'adresse de toute illusion en littérature (p. 95). Il n'y a pas de discours moins commun, moins impossible que celui de Cioran, décidé à tout nier et à tout démentir - une telle conception prédispose à l'utilisation du paradoxe: "Tous les hommes me séparent des hommes."; "Un homme ennuyeux est un homme incapable de s'ennuyer."; "La solitude n'apprend pas à être seul, mais le seul"(p. 357, 417, 337). Personnalité complexe et contradictoire, Cioran est considéré "champion du paradoxe". Le paradoxe est la recherche de l'exactitude dans le rapprochement entre la pensée et l'expression, chose particulièrement importante pour Cioran. Rokus Hofstede, le traducteur de "Ecartèlement" en néerlandais propose d'éclairer la relation entre la vie et l'expression de Cioran par l'étude du paradoxe et plus particulièrement de l'oxymoron. Ainsi le paradoxe et l'oxymoron seraient les deux figures-clefs. Faisant l'analyse des itinéraires géographique et spirituel de Cioran, Sorin Alexandrescu a tracé les figures sémantiques dans lesquelles s'inscrivent les pôles d'un drame intellectuel et qui se construisent sur des termes qui se trouvent en état d'instabilité permanente et basculent facilement en termes négatifs et neutres (p. 281, 291, 299, 306). Michael Finkenthal parle du "paradoxe affectif" chez Cioran: le paradoxe est toujours une métaphore suspendue, qui, par l'addition de la composante affective, peut être transformée en figure poétique (p. 42). La forme typique, continue l’auteur, de l'aphorisme et du paradoxe commence avec une image poétique, continue avec un sophisme et finit avec une fleur du mal (p. 77): "Lorsque la chance et la santé nous comblent, nos pensées se recouvrent de cendres et l'esprit se retire. Le malheur est le plus puissant stimulant de l'esprit" (p. 500). On voit que l'énoncé chez Cioran est d'une concision aphoristique, toujours sombre et grave, avec des formulations paradoxales, qui se limitent surtout à une seule proposition, dépassant rarement trois. La dynamique de la pensée nuancée de Cioran comprend des perspectives existentielles inattendues. Le paradoxe cioranien paraît du domaine de l'inconnu, de l'inattendu, de l'imprévu: "Moins on trouve d'arguments pour vivre, plus on se lie à la vie." (p. 425). L'auteur lui-même a essayé de définir, d'une façon poétique, ce phénomène: "Le paradoxe se résout dans une tendresse d'écorché, que renforcent les crépuscules et qu'assombrissent les aurores." (p. 436) ; "Le point de vue du paradoxe exprime une indétermination essentielle de l'être où les choses ne sont pas établies. Le paradoxe, tant comme situation réelle que comme forme théorique, a sa condition dans l’inaccomplissment. Un seul paradoxe, et il ferait sauter en l'air le paradis" (8; 343). On retrouve le paradoxe dans les domaines les moins attendus: "Les saints ont dit tant de paradoxes qu'il est impossible de ne pas penser à eux dans les cafés" (p. 416). Le paradoxe provient du scepticisme propre à Cioran qui le fait douter de toutes les choses et ne croire en rien. Les œuvres de Cioran sont écrites sous la plus grande pression existentielle, d’existence construite sur les questions et les doutes. Loin de Pascal et de Descartes, le doute devient chez Cioran le critère d'une ontologie de l'esprit. Les images de Cioran révèlent des oppositions complexes, difficiles à expliquer pour l'auteur même: "On ne peut expliquer un paradoxe, non plus qu'un éternuement. D'ailleurs, le paradoxe n'est-il pas un éternuement de l'esprit?" (p. 415). Pour mieux comprendre le mécanisme et la structure des paradoxes de Cioran, on doit analyser ses tensions et discordances intérieures comme sources de ce phénomène complexe. La relation définitoire de l'homme est la relation avec l'éternité, tandis que la relation avec le monde est source de mélancolie. L'extérieur, les relations avec les choses, n'intéresse pas Cioran. La solitude est ressentie sur deux plans: individuel et cosmique. Etant le personnage total de son œuvre, Cioran est devenu maître dans l'art de l'autoportrait. Mais quand il se lit et ensuite s'écrit, le penseur le fait avec la certitude de l'homme qui a découvert des états universels. Le parcours cioranien a été défini par l'auteur même comme une recherche infinie de soi, aspiration à mettre un terme au "vagabondage indéfini du moi". Emile Cioran est un esprit égocentrique, un chercheur de soi capable d'explorer ses obsessions et fantasmes à l'infini. Quoique Cioran soit fasciné par le bouddhisme et même si, comme le mentionne Sylvie Jaudeau, il "réunissait toutes les aptitudes pour s'engager dans la voie bouddhique: lucidité, dépassionnement, faculté d'être déçu, et surtout sens inné de la souffrance due au seul fait d'exister" (p. 29), il avouait ne pouvoir pas se délivrer de soi comme le faisaient les bouddhistes. Emil Cioran confessait que le personnage de son œuvre est complexe, fascinant et déroutant, impossible à définir par une improvisation. La dissolution du Je vient de l'évolution de la pensée de l’auteur. Cioran préfère l'homme vivant, plein de contradictions, à l'homme normal et sérieux, il recherche l'anormalité génératrice de tensions, la maladie capable de féconder l’être humain, l’agitation au lieu de l'harmonie, la peur au lieu de la tranquillité, la découverte au lieu du bonheur banal, satisfait. La pensée cioranienne est intégrale, elle vise les profondeurs et sous la pression de celles-ci à atteindre "les cimes du désespoir". Dans sa jeunesse, Cioran s'est séparé de son idole – Bergson - parce que celui-ci ignorait la dimension tragique de l’existence et le désespoir comme mode d'exister. Rien de ce qui finit bien n'entre dans la sphère de méditation de Cioran, seulement les fragments qui contiennent de la tristesse et par lesquels on peut accéder à des sensations tragiques. Ion Dur constate que chez Cioran on accède au néant par les sentiments contradictoires de la souffrance (ressentie et vécue d’une manière dostoïevskienne) et de l'amour (ressenti et vécu d'une manière hamlétienne) (p. 182) Cioran est prisonnier des contradictions du moi, soumis aux caprices de la souffrance, de la maladie, du doute, de rencontres, de contingences etc. Bien avant que J.P. Sartre et Albert Camus mettent en évidence la relation absurde entre la conscience, comme hypostase de la vie sans espérance, Emil Cioran est arrivé aux mêmes conclusions par la tension de profondes expériences intérieures. Mais si J.P.Sartre préconisait une existence dans l'affrontement lucide de la mort et la traversée de l'absurde par l'existence, Emil Cioran a opté pour la démission de l'existence, pour l’alternative de ne pouvoir et ne vouloir plus être homme. L'espace cioranien par excellence est celui qui se situe entre la philosophie du vivant et la métaphysique de l'autre monde. La vie est représentée chez Cioran comme une longue agonie, comme une longue existence de l'homme au bord du néant. L’être humain est menacé en permanence par l’absence de sens de la vie et le déracinement du temps et de l'espace. La contradiction fondamentale est celle entre la conscience et le culte de l'infini. L’analyse de l’univers des pensées et des états de Cioran permettrait de faire une classification appliquant la grille de 34 séries de paradoxes dialectiques proposée par Gilles Deleuze dans "Logique du sens": du devenir, des effets de surfaces, de la dualité (de type corps/langage, manger/parler, travailler/écrire), du sens, de la mise en série, du problématique, du jeu idéal, du non-sens, des singularités, de l'humour, de la morale, de l'événement, du langage etc. et …du paradoxe. Avec l’élégance de son style, Emil Cioran a réussi une performance extraordinaire dans une langue acquise. Il a fait du style sa religion personnelle. Cela explique sa vénération de l'écriture. L’écriture est une thérapie qui est un remède, considère l'auteur, au suicide. Comme Samuel Beckett, Eugène Ionesco et d’autres, il a produit une expérience analogue dans l'espace de la littérature française, cette réflexion sur le mot est similaire à la place conférée au langage et au mot dans la philosophie française contemporaine (Paul Ricœur, Jacques Derrida). Les commentateurs ont remarqué dans la performance de Cioran le fait d'atteindre "l'équivalent de ce que signifie perfection poétique " (Jean François Revel). En comparaison avec une lecture traditionnelle affirmative, soumise à la tradition hégélienne, qui s'efforçait de saisir l'œuvre dans sa cohésion plénière, les lectures de type "régressif" qui dénient, dénouent et déconstruisent le texte, maintiennent la spécificité dé l'œuvre cioranien. De cette façon, l'œuvre de Cioran, situé par Saint John Perse parmi les plus illustres essayistes après Valéry, ne sera pas seulement cité, mais aussi analysé et commenté.
BIBLIOGRAPHIE 1. Gabriel Liieeanu, Cearta cu filosofia, Bucuresti, Humanitas, 1998. 2. Cioran E., Œuvre, Paris, Gallimard, 1999. 3. Ion Dur, De la Eminescu la Cioran, Craiova, Scrisul românesc, 1996. 4. Patrice Bollon, Cioran, l’hérétique, Paris, Gallimard, 1997. 10. Richard Reschika, Introducere în opera lui Emil Cioran, Bucuresti, Saeculum I.O., 1998. Il. Sorin Alexandrescu, Privind Înapoi, modernitatea, Bncuresti, Univers, 1999. 12.Sylvie Jaudeau, Cioran "indélivré", in: Cahiers Emil Cioran. Approches critiques, Textes réunis par Eugène Van Itterbeek. Sibiu, Ed. Universitatii "Lucian Blaga", Leuven Editions "Les Sept Dormants", 1998.
13.William
Kluback, Michael Finkenthal, Ispitele lui Emil Cioran, Bucuresti, Univers,
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